L’Etat doit aider la presse à changer de modèle

La presse française est plus que jamais en danger. Si le « fonds Google » récemment négocié retarde la menace il ne saurait l’écarter. Dans un contexte conjoncturel particulièrement dégradé, les aides publiques doivent rapidement être réorientées pour accélérer la mutation inéluctable de son modèle au lieu de chercher à prolonger des équilibres et un système à l’agonie.

Longtemps nos entreprises ont navigué sur des eaux paisibles. Longtemps les vents les ont portés sur des mers balisées, aux routes mille fois empruntées par des marins familiers de leurs caprices. Mais en quelques années, sans vraiment en prendre conscience, nous avons quitté cette Méditerranée protectrice pour aborder un nouvel océan, inconnu et effrayant, aux confins illimités. L’Océan 3.0.
Comme Colomb ou Magellan, à l’aube de la Renaissance, nous avons doublé un cap, forcés de nous lancer trop souvent malgré nous, à la conquête d’une nouvelle route des épices, et redessiner une géographie inédite du monde. L’aventure, pleine de risques et de promesses, impose une rupture totale de perspectives, de modes de pensée, d’organisation et de leadership. La destruction créatrice, chère à Schumpeter, n’en est que la conséquence inéluctable comme nous l’apprend l’Histoire et nous le rappelle chaque jour, sans ménagement, la dure réalité des chiffres de diffusion, de revenus publicitaires et de profitabilité.
Aujourd’hui nous commençons à reconnaître que la navigation sur cet Océan 3.0 ne peut être menée avec les anciennes cartes, les navires et les pratiques traditionnels. Dominée par l’innovation, la fluidité et la vitesse, elle appelle des talents, des imaginaires et des courages nouveaux dans toutes les organisations. Elle requiert, avant tout, une vision et une ambition refondées au plus haut niveau.
A l’heure où l’on s’attarde trop volontiers sur les déboires de la presse, on en oublie de faire confiance à l’avenir en éclairant certains de ses succès, notamment à l’étranger. Car ceux-ci existent sur tous les continents. De Pearson à Axel Springer, de Schibsted à Ringier ou The Atlantic, nombreux sont les groupes qui déjà croisent au loin avec des revenus dans le numérique de plusieurs milliards d’euros, représentant plus de 30 à 40 % de leur CA, une profitabilité et des perspectives stratégiques renouvelées. Elles répondent ainsi aux acteurs les plus entreprenants de la communication tel Publicis qui, comme le rappelait Maurice Lévy encore récemment, aura déjà investi 2 milliards d’euros pour basculer plus de 35 % de son activité dans le numérique et bientôt 50%. Ces entreprises, comme leurs illustres prédécesseurs espagnoles et portugais, n’ont pas hésité à investir dans l’inconnu, pariant sur leur talent et celui de leurs équipes pour découvrir et inventer une nouvelle culture. Prenant des risques financiers conséquents pour « réapprendre à apprendre », considérant avant beaucoup d’autres que,
comme le dit Erik Orsenna, « l’urgence, c’est le long terme ».
Elles ont accepté dès le début de se faire bousculer, essayant à tous prix de « lire ce qui n’était pas encore écrit sur la page », se voulant à la pointe sur la courbe d’expérience. Elles commencent aujourd’hui à en récolter les fruits. Certes, l’effort est considérable pour s’arracher à sa culture historique, passer du microscope au périscope, retourner complètement les organisations et les pratiques d’autorité, redistribuer le pouvoir et diriger par les idées plus que par la hiérarchie comme
aimait à le rappeler Steve Jobs. A la vision renouvelée, il faut ajouter le savoir faire, la méthode et l’énergie pour transformer des paquebots en vedettes rapides porteuses de drones technologiques et d’innovations éditoriales. Responsabilité aussi essentielle que difficile à porter tant le temps est compté et la mutation rapide. De ce point de vue l’année 2013 restera sans aucun doute comme un marqueur.
Aidons à ce que celui-ci apparaisse comme positif et signe d’un réel et vertueux changement.
Si le numérique est la 3ème révolution de l’accès à la connaissance, après le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé, elle est aussi une magnifique opportunité de redistribution du savoir et de prise en compte des aspirations de chacun. Elle en est aussi la condition. Ce retournement, d’une brutalité inouïe par sa rapidité et l’éclatement des monopoles et des organisations qu’il induit, génère une nouvelle guerre sous-estimée, celle de de l’attention. Une guerre qui, pour capter l’intérêt et la fidélité d’un lecteur impatient, oblige à dépasser l’écume de l’actualité et le confort de la tradition, à recréer de la rareté, autant dire à exiger un niveau supérieur d’acuité dans la lecture du monde, sa compréhension, la profondeur de son histoire.
Mais ce combat ne pourra être gagné sans la mise en oeuvre accélérée de toute la panoplie d’interfaces technologiques qui accompagne le lecteur au plus prés, comblant son aspiration à moins d’anxiété et plus de plaisir, moins d’affirmation et plus de pédagogie, moins d’arrogance et plus de partage. Si le tsunami de datas qui se déversent quotidiennement est une menace pour chacun, elle est tout autant une opportunité pour se différencier et raconter une nouvelle histoire plus riche et porteuse de sens.
Pour bâtir un nouveau modèle économique aussi, qui déjà émerge çà et là. Modèle exigent car nécessairement hybride et complexe, où seule la véritable valeur ajoutée se paie comme en témoigne le succès grandissant des abonnements numériques parmi les marques traditionnelles mais également chez certains pure-players. Où, parallèlement aussi, la structure de coûts et de compétences est vigoureusement recomposée autour des dernières réalités d’une de chaîne de valeur entièrement réinventée.
A ce défi de l’attention vient s’ajouter celui de l’empathie, valeur montante et incontournable, celui de l’agilité sans aucun doute, imposée par de nouveaux acteurs, celui de l’ouverture aussi, exigées par la génération Y, celui de la gestion de la transition enfin et de la refondation d’une autorité à bout de souffle.
Si l’on considère encore que la presse est un des piliers essentiels de la démocratie et qu’elle conserve un rôle précieux dans la société du savoir, il est urgent que les entraves de sa sous capitalisation chronique et de ses lourdeurs culturelles soient tranchées en accompagnant les éditeurs de manière plus ambitieuse et novatrice dans cette révolution de leur modèle. Partie prenante du « new deal » numérique prôné par Gille Babinet, ce secteur historique peut et doit être à nouveau demain créateur d’emplois et de liens sociaux forts. La question aujourd’hui se pose donc davantage de la nature des aides de l’Etat que de leur enveloppe, des perspectives qu’elles ouvrent que des situations qu’elles maintiennent encore artificiellement. Le déficit patent en nouvelles compétences, efforts de formation, investissements technologiques, management de la complexité et autre marketing digital ouvre un vaste champ de progression rapide si la volonté politique souhaite réellement y faire face et les éditeurs y répondre.
Car c’est, avant tout, le défi culturel de l’innovation et d’un « choc d’offre » qui s’impose et gouverne définitivement dans un océan au sein duquel « il s’agit moins de s’adapter que d’inventer » comme le rappelle si bien Michel Serres.

David Guiraud

source : Les Echos